Humanisme et conflit : Le pari de la médiation.

L’idéal du primat de l’humain dans l’ordre juridique qui est le nôtre, fortement marqué par la philosophie des lumières, pose la nécessaire question de savoir comment appréhender le conflit, comment le prévenir, le résoudre, instaurer les conditions d’une paix durable garante de notre humanité ?

Longtemps le conflit fût abordé par la force et la paix imposée par les armes. Ensuite selon le postulat qu’il ne peut y avoir de paix sans justice, le conflit est abordé par le droit : la résolution des conflits se fonde sur le principe que la paix est l’œuvre de la justice. La justice apparaît clairement comme une condition nécessaire de la coexistence humaine. Son absence ou sa violation continue génère le conflit.

Les mécanismes et procédés mis en place pour assurer la maitrise des conflits, garante d’une paix sociale, ne sont pas identiques dans toutes les sociétés. Ils renvoient à une certaine éthique sociale, conception philosophique de l’homme, de la société et du droit, qui va imprimer le système de droit et les institutions mis en place pour garantir la construction d’une paix durable.

Dans la société qui est la nôtre, la justice exige que les hommes soient égaux en droit, c’est-à- dire que, malgré les inégalités de fait et les inégalités sociales, ils aient droit à une égale reconnaissance de leur dignité humaine.

La notion de dignité humaine, chère aux philosophes des Lumières, fait référence à une qualité qui serait liée à l’essence même de chaque homme, ce qui expliquerait qu’elle soit la même pour tous et qu’elle n’admette pas de degré, que « quelque chose est dû à l’être humain du fait qu’il est humain [1] ».

Dans notre Etat de droit, la médiation s’inscrit comme un mode alternatif de résolution des conflits. Ce procédé non juridictionnel a émergé de la société civile et de son intention d’apporter une réponse à la recherche de la paix sociale et au respect de la dignité humaine en s’intéressant aux tensions, aux conflits et pas seulement aux litiges au sens du droit procédural.

Le terme d’humanisme retenu ici renvoie à l’un des deux sens qu’on lui donne actuellement. A l’instar du courant historique né à la renaissance italienne et qui s’est répandu dans toute l’Europe, c’est à la conception philosophique que nous nous attacherons : cette attitude globale, cette façon de voir l’ensemble de la réalité, cette vision du monde, qui n’est pas limitée à une

époque ou une civilisation et qui affirme la valeur de l’humain, valorise la dignité humaine ou encore met « l’homme au dessus des autres valeurs [2]».

Cette vision du monde rend hommage aux racines de l’humanisme moderne où « l’homme est la mesure de toute chose [3]  ».

Le terme médiation désigne un mode de prévention ou de résolution des différends, qui permet à des personnes en conflit, de faire appel à un tiers neutre, impartial, soumis à la confidentialité : le médiateur. Il va faciliter les échanges entre les parties selon un processus structuré. Tel qu’envisagé dans notre propos, ce processus renvoie à celui qui fonde notre pratique de médiateur largement renforcée par la puissance du processus de la Communication Non Violente [4] . Notre approche de la médiation, grâce à l’écoute sans jugement des personnes, dans leur vécu d’une situation conflictuelle et la possibilité pour chacune des parties d’être entendues par l’autre partie sans jugement, permet la reconnaissance mutuelle des besoins vitaux de chacun et libère ainsi la possibilité, pour les parties, de trouver elles mêmes une solution qui leur convienne. A la différence d’autres approches, la médiation ne se concentre pas sur les éléments déclencheurs du conflit mais sur les ressentis des protagonistes et leurs besoins non satisfaits, la violence étant l’expression de l’impuissance de l’homme dans une situation donnée à trouver les moyens de satisfaire ses besoins les plus essentiels.

Ce processus subtil et transformateur permet de prendre conscience de l’humanité de chacun des protagonistes.

Appuyé sur quelques exemples issus de la pratique de la médiation avec le processus de Communication Non Violente, nous nous proposons d’aborder ici en quoi la médiation est une façon de réinterpréter les valeurs de l’humanisme. En effet, nous nous attacherons à clarifier le lien entre l’humanisme et les principes auxquels nous sommes attachés au sein de notre pratique de la médiation, illustrés par ce message du père fondateur de la Communication Non Violente Marshall Rosenberg : « Créons un peuple de médiateurs [5] » ou encore par ce postulat cher à la Communication Non Violente : « Tant de diversité, la même humanité [6] ».

En empruntant à la trilogie sémantique de l’ouvrage de Mireille Delmas-Marty « résister, responsabiliser, anticiper [7] » et en la déclinant, nous présenterons comment la médiation est un mode de résolution des conflits qui vise à résister à la déshumanisation du conflit, en soutenant une approche qui remet la personne humaine au centre du dispositif (I), et à responsabiliser les acteurs du conflit (II) et enfin, en guise de conclusion, à anticiper sur les risques à venir, en dotant les générations futures de leviers de transformation opérants qui permettent d’imaginer une paix durable (III).

 

Résister à la déshumanisation du conflit ou encore « ré-humaniser » le conflit

Rapprocher ces deux notions « humanisme » et « conflit », c’est remettre l’homme au centre du conflit. Et c’est bien le pari que fait la médiation. La recherche de la paix passe par l’acceptation du conflit non pas comme un mal à éradiquer, quelque chose contre lequel nos sociétés doivent lutter, mais plutôt comme « un ingrédient de la vie » [8], la manifestation de forces d’oppositions intrinsèques à la nature humaine au cœur desquelles se déplient ces parts d’ombres et de lumières qui définissent l’humanité.

La procédure judiciaire statue sur le litige en faisant référence au droit mais ne règle pas le conflit qui ne se laisse pas réduire à une simple définition juridique ni à l’application d’une règle applicable. Le droit ne peut pas saisir l’entièreté de la réalité humaine et a bien souvent l’effet pervers d’amplifier les forces d’opposition.

Et si le droit était « cet autre monde, cette déformation subtile du vrai monde [9]»? Et si à force de « justice », on oubliait la « justesse » de ce qui est, de ce qui se dit dans le conflit ?

Nombre de médiations sont à l’initiative d’avocats qui, conscients des limites de l’approche juridictionnelle, recommandent à leur client de sortir de leur impasse par la voie de la médiation.

On peut citer le cas d’un entrepreneur qui avait perdu un important chantier d’aménagement d’une chaine de magasins, suite à la violation par son sous-traitant d’une clause de non- concurrence. Ce sous-traitant, contacté par la chaine de magasin, avait en effet accepté de traiter le chantier en direct avec le client. Cet entrepreneur, qui travaillait depuis plus de dix ans avec ce sous traitant et ne comprenait pas comment ce dernier avait pu le « trahir », a consulté son avocat, en état de choc. Il était certes en mesure, d’un point de vue purement juridique, d’obtenir un montant conséquent en réparation du préjudice subi, mais outre le fait qu’il se sentait accablé de devoir s’engager dans une procédure judiciaire longue et couteuse, il avait surtout l’impression d’avoir tout perdu : un de ses plus gros clients et son meilleur sous-traitant. Son conseil lui a recommandé de tenter une médiation en parallèle de la procédure contentieuse, afin de trouver un accord amiable, ce qui a suspendu la procédure et permis de dénouer le conflit.

La médiation s’attache, comme on le verra dans cet exemple de médiation commerciale, à écouter de manière large toute l’humanité d’une situation conflictuelle, en déplier toute la complexité en présence des deux parties et dans l’accueil des deux réalités. C’est le nouveau regard qui va pouvoir être posé sur le vécu de chacun et la reconnaissance réciproque des valeurs, des essentiels de chacun, qui vont permettre l’apaisement du différend et, pour chacun des protagonistes, de vivre pleinement ce que le conflit révèle de la relation.

Le conflit, tel qu’il est envisagé par la médiation est, en quelque sorte, une opportunité d’humanisation réciproque.

Cette confrontation reconnaît l’identité de chacun, l’existence de chacun dans le conflit ce qui est une source d’évolution. Apparaît alors pour chacun une perspective nouvelle.

Dans le cas de la médiation commerciale évoquée, les deux hommes dont la confiance mutuelle avait été entachée ont pu, en présence de leurs avocats, sans nier la réalité de cette violation contractuelle, comprendre ce qui s’était passé pour l’un et pour l’autre et quitter l’espace de celui qui a tort, de celui qui a raison, des idées de faute et de culpabilité. Grâce à la médiation, l’entrepreneur a pu exprimer et être entendu par le sous-traitant dans son immense déception, son incompréhension et sa colère. Il a pu nommer et être entendu dans ce qui était vital pour lui

à savoir la confiance dans les relations professionnelles, la reconnaissance de tout ce qu’il avait pu apporter à ce sous traitant (nombre de marchés, conseils, savoir faire … ), l’importance du respect des engagements gage de sécurité pour lui et pour son entreprise, la nécessité liée au contexte économique quant à la survie de son entreprise. Il a pu alors entendre ce qui s’était passé pour ce sous-traitant qui, sans nier avoir violé une clause de non concurrence, a pu exprimer sa peur, sa tristesse, ses difficultés financières, son incapacité dans la relation à oser dire à l’entrepreneur qu’il avait perdu beaucoup d’argent sur un précédent chantier avec lui, le fait qu’il avait fini par accepter le chantier, car le client avait insisté et lui avait assuré que ce chantier était définitivement perdu par l’entrepreneur principal en raison de tarifs prohibitifs. A l’issue de la médiation, chacun ayant eu accès à l’humanité de l’autre, un autre regard a pu être porté sur la situation et ils ont trouvé un accord. Au delà même de l’accord et du fait qu’ils continuent à travailler ensemble aujourd’hui, ils ont témoigné être impressionnés de ce qu’ils ont pu apprendre de la relation grâce au conflit et ont décidé d’en faire une force pour la suite de leur collaboration.

Ils ont ainsi pris le soin de ré-humaniser leur conflit, ce que la voie contentieuse n’aurait pas permis.

Ré-humaniser le conflit, c’est en quelque sorte remettre l’humain au cœur de ce conflit et le guider par la médiation à oser le traverser. Car au fond, comme le clamait Térence ce poète de l’antiquité « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne me demeure étranger [10]».

Quand on parle d’humanisme, cette vision du monde qui érige l’homme comme la valeur la plus élevée, cela semble renvoyer à cette confiance dans les qualités humaines intrinsèques à tout

être humain. Ce n’est pas pour autant une conception idéale, idéaliste de l’humain que soutient la médiation, mais au contraire une vision de l’humain dans toutes ses facettes, dans ce que l’on pourrait appeler « son humanité et sa non-humanité ».

En sa qualité d’être humain, l’être se confronte à l’altérité. Si par peur de l’altérité, il y a refus de confrontation, on peut se poser la question du risque de déshumanisation puisque, sans l’autre, il n’y a pas de « miroir », et donc perte de la conscience de sa propre humanité. Il y a conflit sans conscience, rien n’est appris du conflit. C’est dans l’expérimentation consciente de la confrontation à l’altérité que l’être peut trouver sa sécurité. La médiation soutient et permet cette confrontation directe quand les deux protagonistes sont consentants et s’engagent dans ce cheminement.

Or pourtant, cette confrontation à l’altérité peut être dans certains cas synonyme de menace, d’atteinte à la liberté et la violation des droits les plus fondamentaux. Cette confrontation n’est alors possible que par l’intermédiaire du juge, qui a un rôle traditionnel de gardien des libertés individuelles des citoyens.

La médiation n’est donc pas, pour nous, un mode alternatif de résolution des conflits, ce qui pourrait laisser supposer une forme d’opposition à la résolution des conflits par l’application de la loi, mais bien un mode complémentaire qui officie dans un cadre, dans un environnement protecteur des droits et de la dignité humaine.

Article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

 

Responsabiliser les acteurs du conflit.

La médiation est un processus de responsabilisation des protagonistes en proie au conflit, avec la confiance que, si ils ont été capables de créer un conflit, ils ont la capacité intrinsèque, du fait de leur empathie naturelle, de pouvoir le dénouer.

Pour résoudre le conflit, le droit va s’attacher à trancher, là où la médiation va aider à dénouer. La médiation : c’est faire ce pari qu’au cœur même du conflit existe l’essence même de la paix. Oser la médiation, c’est expérimenter très concrètement comment dans la confrontation à l’altérité, l’être humain peut dénouer ce qu’il a co-créé.

Remettre ce conflit à l’autorité d’un juge qui va devoir le trancher, et à des avocats qui vont opposer leurs interprétations divergentes du droit applicable, est bien souvent vécu comme une forme de dépossession du conflit. Trancher, interpréter, cela indique que l’on va devoir couper, limiter quelque chose. On s’en remet à une justice qui généralise et est nécessairement globalisante. La médiation à l’inverse, est un mode de résolution rapproché des individus, puisque les acteurs du conflit vont être amenés à trouver eux-mêmes des solutions dans le respect des besoins, des valeurs fondamentales de chacun.

Le processus de médiation propose aux personnes un cadre structuré et sécurisé.

Le médiateur se doit de vérifier le consentement libre et éclairé des personnes qui souhaitent résoudre leur conflit par la médiation. L’obligation d’information du médiateur est essentielle, notamment quant au droit pour l’individu d’arrêter le processus de médiation à tout moment, à sa possibilité de faire valoir ses droits par la voie judiciaire, à faire appel à des experts et des conseils et à les faire intervenir au sein du processus de médiation si nécessaire.

Dans nombre de médiations, les avocats sont présents tout au long du processus, ce qui permet aux avocats et aux clients de réaliser de quelle manière ils ont approché le conflit et comment les attitudes implicites et les normes traditionnelles (de représentation et d’assistance dans la perspective du contentieux) ont limité leur créativité pour le résoudre.

Pour illustrer ce propos, nous citerons l’exemple d’une médiation commerciale internationale entre une filiale asiatique et sa maison mère française concernant un conflit relatif au remboursement d’une dette de la filiale à la maison mère et de la pénétration du marché européen par la filiale asiatique. Le travail effectué en médiation a permis que soient mis en conscience, pour chacun des partenaires, leurs représentations réciproques projetées sur l’autre entité. Ces dernières n’avaient rien à voir avec la réalité de la situation vécue par chacune des entités. La maison mère avait l’impression d’une « trahison » de la filiale lorsque cette dernière répondait à des marchés européens. Elle ne se sentait pas reconnue dans le soutien apporté à la création de la filiale et exigeait un remboursement immédiat de la dette que la filiale devait lui rembourser. La filiale, quant à elle, se sentait « menacée » par la maison mère quand elle imposait un remboursement dont seul le principe avait été posé et dont les conditions n’avaient pas été clairement définies, alors qu’elle attendait de sa maison mère du soutien à son développement. Elle se sentait fragilisée et atteinte dans sa survie économique par la société qui l’avait créée. Après plus de deux ans de négociations longues et difficiles sur un mode réactif et de menaces de procédure contentieuse par avocats interposés, le degré d’incompréhension réciproque et de choc émotionnel des partenaires en charge de sortir de cette impasse était tel, que les positions étaient fortement radicalisées, avec la conviction profonde pour chacune des parties que rien ne pourrait changer, le risque majeur étant l’éclatement du groupe.

La médiation a permis le remboursement de la dette selon un échéancier respectant les exigences économiques de chacun des acteurs et la mise en œuvre d’un nouveau partenariat commercial redéfinissant les intérêts communs du groupe et de nouveaux espaces de collaboration mutuelle.

Dans cet exemple, les clients n’ayant pas de connaissances juridiques s’en étaient, dans un premier temps, remis complètement aux pronostics de leurs avocats.

L’attitude de se centrer sur la solution, que pourrait prononcer une juridiction renforcée par la radicalisation des positions juridiques de part et d’autre, avait empêché leurs avocats d’élaborer des solutions créatives. Chacune des entités avaient le sentiment d’abandonner son pouvoir, non seulement pour les questions juridiques, mais pour tous les autres aspects du conflit et notamment sa responsabilité personnelle de le résoudre. Les conséquences dramatiques pour le groupe d’une procédure contentieuse, qui semblait inévitable, ont permis qu’une médiation soit mise en œuvre.

Dépossédées de la gestion de leurs conflits, les parties deviennent objet d’un litige, alors qu’elles sont concernées comme sujets de droit. Elles sont ainsi coupées de leur responsabilité, tant dans la création que dans la sortie du conflit : l’intention de la médiation est de permettre aux protagonistes de s’appuyer sur leurs propres ressources et de reprendre leur pouvoir, leur autonomie et leur liberté de choix au service de la résolution du différend.

Une situation de médiation informelle très particulière, qui a eu lieu dans un avion entre les forces de l’ordre et un malien reconduit à la frontière, permet d’éclairer cette question du ressenti profond et récurrent pour les personnes d’être dépossédées de ce qui se joue dans le conflit. Dès lors qu’il y a contrainte, comme dans le cas de la voie judiciaire où la décision à autorité de la force jugée et donc force exécutoire, l’individu peut se sentir objet. Or, pour expérimenter sa part d’humanité, il est indispensable de rester sujet de ce qui ce se dit dans le conflit. En médiation, l’individu est au centre, au cœur du processus comme sujet responsable.

Dans cet avion en partance pour le Mali, une scène de violence entre ce jeune malien qui était reconduit dans son pays et n’obtempérait pas aux ordres de la force publique et les policiers en charge de mener à bien cette opération, interpela un passager de l’avion qui se trouvait être un médiateur formé à la Communication Non Violente. Face à la violence qui s’amplifiait, le jeune malien essayant de se blesser en se débattant dans le but d’être hospitalisé pour rester en France et les policiers pour l’en empêcher l’ayant menotté dans le dos, lui ayant mis un casque sur la tête, une sorte de muselière et lui ayant ligoté les pieds, le médiateur a proposé spontanément ses services pour tenter de faire cesser cette escalade. Les policiers, qui se sentaient démunis face à cette situation et appliquaient les ordres, tout en reconnaissant que cela n’apaisait en rien la situation devenue ingérable, ont accepté la proposition du médiateur et le jeune malien, épuisé, a fait signe qu’il était d’accord. De manière très informelle, un processus d’expression et d’écoute mutuelle de ce qui se passait pour chacun a pu être mis en place.

Dans cet exemple, ce qui a permis de retrouver du calme et de l’apaisement et finalement au jeune malien de rentrer dans son pays sans heurts et libéré de toutes ces entraves physiques imposées par la force, est la dignité qu’il a pu retrouver grâce à l’expérience de cette médiation « à chaud » en redevenant pleinement sujet, en étant responsabilisé dans ce qu’il était amené à vivre. Le fait même de pouvoir s’exprimer et d’être entendu sans jugement dans ce qui se passait pour lui et ce, en pleine équité avec les forces de l’ordre, fût décisif. Il a pu, en effet, être entendu dans les raisons profondes qui lui avaient fait quitter son pays quatre ans plus tôt, dans le courage qu’il lui avait fallu pour risquer sa vie, en s’embarquant sur un bateau sur lequel il avait vu beaucoup de ses compatriotes périr, dans la tristesse qui était la sienne d’avoir été pris par la police, dans la peur de l’avenir qui l’attendait au Mali et qu’il avait voulu fuir, dans l’immense détresse dans laquelle il se trouvait. Il a pu ensuite entendre la part d’humanité de ces policiers qui se devaient d’exécuter les ordres pour faire respecter la loi, qui n’aimaient pas avoir recours à des méthodes coercitives, se sentaient démunis pour gérer de telles situations et souhaitaient tout simplement que les personnes obtempèrent, pour ne pas avoir à recourir à la force. Il a pu ainsi retrouver sa liberté intérieure et la conscience du choix qui était le sien dans cet avion, face à la loi.

Ce jeune malien, tout comme les policiers ont pu ainsi, grâce au processus mis en place, retrouver leur dignité d’être humain, redevenir pleinement sujet de leur réalité en quittant cette place souffrante où tous étaient devenus des objets déshumanisés dans ce conflit : objet de l’autre vécu comme un ennemi, objet des ordres vécus comme coercitifs … Ils avaient, dans cette escalade de la violence, été entrainés dans une forme de dépossession engendrant une perte de dignité, de responsabilité et jusqu’à la conscience de leur humanité.

Si on décline l’humanisme comme une culture c’est bien celle de l’accueil des différences. La médiation : c’est faire cette expérience très concrète de s’ouvrir aux différences, aux polarités. Le médiateur facilite le constat de ces oppositions. L’accueil de ces points de vue différents sans l’objectif d’atteindre un quelconque résultat ouvre, en chacun des acteurs, un espace de liberté intérieure qui leur permet de se laisser toucher par leur part d’humanité et par celle de l’autre. Les parties prennent peu à peu leur co-responsabilité sur l’issue du processus dans un mouvement d’autonomisation et d’acceptation de leur interdépendance.

La médiation permet au conflit d’être fécond et producteur de sens pour chacun.

 

Conclusion : Anticiper les risques à venir.

Le renforcement actuel d’états sécuritaires, pour lesquels faire régner l’ordre est synonyme de sécurité et de paix sociale, traduit l’urgence de nos sociétés de se doter d’une culture du conflit évoluée, civilisée.

Comment se doter d’une culture du conflit qui permette de manière dynamique d’accompagner l’évolution de notre société vers plus d’ouverture, plus d’humanisme ? Comment anticiper sur les risques à venir et doter les générations futures de leviers de transformation des conflits opérants, qui permettent d’imaginer une paix durable ?

En recherchant par la médiation l’équilibre entre les forces qui semblent s’opposer, pour mieux en extraire les besoins fondamentaux, les valeurs universelles qui se donnent à voir, source de créativité pour une société ouverte.

En s’appuyant sur cette sagesse ancienne chère au professeur Carbonnier qui rappelle combien les « régulations amicales ont existé bien avant le droit [11]» : ces modes de régulations, comme les palabres africaines fondées sur cette humanisation réciproque enracinée dans des valeurs ancestrales à vocation universelle, dont la médiation aujourd’hui est la digne héritière.

En soutenant des expériences croisées, complémentaires, précurseurs entre des modes de résolution de conflits où droit et médiation ne s’opposent pas mais se conjuguent (médiation judiciaire, justice restauratrice, droit collaboratif, et toutes ces nouvelles formes de procédures participatives).

Et peut-être ainsi, pour reprendre les propos de Paul Martens ancien Président de la Cour constitutionnelle belge en « rendant à la justice une vertu qu’elle a perdue : la rareté [12] ».

Enfin, pour illustrer le pari de la médiation quand elle inscrit le conflit dans une approche résolument humaniste, citons cet extrait d’une lettre de Rainer Maria Rilke :

« Lorsque l’on a pris conscience de la distance infinie qu’il y aura toujours entre deux êtres humains quels qu’ils soient, une merveilleuse “vie côte à côte” devient possible : Il faudra que les deux partenaires deviennent capables d’aimer cette distance qui les sépare et grâce à laquelle chacun des deux aperçoit l’autre entier, découpé dans le ciel.[13] »

Nathalie Simonnet
Avocat au barreau de Paris – Médiateur agréé

1. Paul Ricoeur dans J.F. de Raymond, Les Enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988, p.236-237.

2. Mireille Delmas-Marty, L’humanisme juridique entre mythe et utopie, Cours au collège de France, Chaire « Etudes juridiques comparatives et internationalisation », 2011.

3. Platon, Protagoras, intr., trad. et comm. par Monique Trédé et Paul Demont, Le Livre de Poche classique, Paris, 1993 (rééd.
2006).

4. La Communication Non Violente développée par le docteur Marshall B. Rosenberg trouve ses racines dans le courant de la psychologie humaniste développée dans les années 60 aux Etats-Unis et fondée par Abraham H. Maslow « hiérarchisation des besoins » et Carl Rogers « approche centrée sur la personne ».

5. Extrait d’une conférence de Marshall Rosenberg à Aix en Provence, novembre 2001.  

6. Vilma Costetti, Tant de diversité, la même humanité, Edition Esserci, Collection ABC International, 2008.

7. Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper, Editions Seuil, Collection Débats, 2013.  

8. T. D’Ansembourg, Etre heureux, ce n’est pas nécessairement confortable, Les éditions de l’homme, 2004 – L’auteur développe dans cet ouvrage comment, selon lui, « le conflit n’est pas un accident mais un ingrédient de la vie ».

9. Marie-Angèle Hermitte, Le Droit saisi au vif – Sciences, technologies, formes de vie, Entretiens avec Francis Chateauraynaud, 
Éditions Petra, Collection Pragmatismes, 2013.

10. Térence, L’Héautontimorouménos, Publius Terentius Afer, v.77 « Homo sum ; humani nihil a me alienum puto » réplique célèbre d’une comédie de Térence jouée à Rome en 173 avant JC « Le bourreau de soi-même ».

11. Raymond Verdier, Jean Carbonnier : L’homme et l’œuvre, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012.

12. Paul Martens, L’humanisme en médiation, Extrait du discours de l’ancien Président de la Cour Constitutionnelle lors du 3rd
Open Mediation Day tenu à Bruxelles le 6 décembre 2012.

13. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Editions Grasset, Collection Cahiers Rouges, 2002.